EHPAD : Pour changer de paradigme

De quoi l’EHPAD est-il le nom? Drôle de question sans doute! Tout le monde s’accordera tout simplement à développer le sigle pour le faire parler et tous nous admettrons qu’il s’agit d’Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes… Mais justement, l’évidence vaut parfois d’être interrogée. Que contient cette expression? Quelle réalité sociale, politique, économique, et surtout humaine, se trouve à la fois montrée et masquée par cet acronyme?

Tenter de répondre à ces questions exige de prendre une précaution: il s’agit de mettre en question un modèle, un système, et non de mettre à mal les personnes qui travaillent dans ces établissements et qui, très souvent, déploient une énergie considérable pour accompagner correctement les personnes qui y vivent.

L’EHPAD résulte de la transformation en ce début de 21° siècle, entre ce qu’on appelait « maisons de retraite » destinées aux personnes vieillissantes, et les longs séjours des hospices et enfin plus récemment des Unités de Soins de Longue Durée (USLD). Ces services hospitaliers, surchargés, étaient assimilés à de véritables mouroirs hospitaliers. La loi de janvier 2002 a voulu faire évoluer la prise en charge des personnes âgées qui était strictement médicale vers une prise en charge plus sociale tout en gardant l’axe sanitaire…rejoignant par là le grand domaine du médico-social déjà à l’œuvre dans le champ du handicap.

Bien que la grande majorité des personnes âgées vivent encore chez elles et de plus en plus longtemps et que le système d’aide à domicile et sa solvabilité se soient améliorés ces quinze dernières années…les conditions de ce choix ne durent pas éternellement.

Comme la novlangue administrative est passée par là, Il s’agit maintenant « d’héberger des vieux ». On leur fera croire qu’ils « sont ici chez eux » en essayant de ne plus les nommer « pensionnaires » ou « malades » mais « résidents ». On leur impose des règles, liberticides, dans la mesure où les gens ne sont plus considérés comme capables d’une action ou d’une décision autonome, le plus souvent au nom de la démence…si le bébé est devenu une personne dans les années 70, le « vieux » lui, l’est-il encore dans les années 2010 ?

 La construction bureaucratique de l’EHPAD.

L’EHPAD est aussi le nom de façade d’une formidable construction administrative et gestionnaire censée répondre aux situations dramatiques que rencontrent certains de nos contemporains vieillissant. Les résidents sont « dépendants », leur dépendance, individuellement évaluée, les fait entrer dans un groupe (groupe iso-ressource) qui permet de calculer un GIR Moyen Pondéré (GMP) sur la base duquel sera déterminée une partie des ressources de l’établissement ; bref il s’agit là d’un outil de gestion économique qui légitimera, en somme, le transfert du coût de la dépendance auparavant prise en charge soit par l’état, soit par la sécurité sociale (hospices, ULSD) vers les particuliers (l’APA venant «soulager» leur effort financier)

Une « convention tripartite » vient terminer l’édifice. Si le financement est triple – état via les Conseils Départementaux, Assurance Maladie et personnes elles-mêmes – le troisième partenaire effectif de la convention s’auto-proclame. L’établissement, porteur supposé légitime de la parole des résidents qui pourtant financent, s’impose. Les conseils de la vie sociale, censés rendre du pouvoir aux résidents et leur entourage sont très encadrés par l’établissement et le plus souvent strictement informatifs. Ils ne sont, dans leur grande majorité, que des faire-valoir, d’une pseudo-participation. Cette prise de pouvoir s’accentue, dans la mesure où ce ne sont plus des petites structures associatives locales dans lesquelles les gens ou les familles avaient leur mot à dire, mais des grosses structures commerciales qui prennent le pouvoir sur les gens via des contrats léonins.

 L’EHPAD, un lieu paradoxal du contrôle et du soin.

L’EHPAD est devenu aussi le nom d’un défi bien difficile à relever qui consiste, au nom des normes contraignantes (normes de gestion, normes sanitaires, etc) à faire en sorte que rien de fâcheux ne puisse arriver… Mais quand rien de fâcheux ne peut arriver, quand on a écarté tous les risques, que peut-il arriver de bon dans la mesure où l’EHPAD est la seule réponse proposée ? La réponse est plus ou moins adaptée, pour assurer la survie physique des gens, devenue impossible à domicile. Elle est plus ou moins inadaptée, le coût (ou la rentabilisation) imposant une vie collective où la logique du risque zéro est partout présente… Sécurité et logique sécuritaire se rejoignent.

On retrouve à l’œuvre dans l’EHPAD, qu’il soit public ou privé,  cette double volonté de service et de soins d’une part et de contrôle social, de l’autre. Les soignants sont continuellement divisés entre ces différents systèmes de valeurs, tiraillés dans leur mission tant ils ont internalisé les valeurs de l’ordre moral. On leur demande à la fois de respecter la volonté des gens, et de faire appliquer les normes du contrôle social et sanitaire. Une vieille dualité (prendre soin et contrôler) datant d’au moins Saint Vincent de Paul (recueillir les orphelins, et en même temps prévenir le vagabondage).

L’EHPAD est donc ce lieu paradoxal où s’affrontent quotidiennement les forces destructrices de la norme gestionnaire qui tendent à tuer la vie au prétexte de la maintenir et l’énergie des personnels qui s’épuisent, dans ces conditions, à accompagner la vie des personnes âgées.

Mais aussi un lieu où, d’une certaine façon, et parce que rien n’en est dit, tout le monde meurt. Un lieu où l’on refuse de parler de la mort, bien réelle pourtant et qui s’invite sans coup férir. Les soins palliatifs sont au projet d’établissement ce que le projet de vie est à la vie des résidents : de la bonne conscience.

L’EHPAD entreprise de sécurisation par phobie du risque, risque fort de devenir sécuritaire. Les établissements se replient sur eux-mêmes, aux motifs de la protection des personnes, des normes sanitaires, de la responsabilité des uns ou des autres, de la simplification de la vie quotidienne, du fonctionnement administratif, de la gestion comptable, du droit du travail, du manque de moyens, du manque de personnels, etc.

Du placement des « vieux » au placement financier.

L’EHPAD opère un double phénomène de placement.

D’une part, on évalue la capacité de l’établissement en nombre de places et même en nombre de lits, signifiant clairement, que si un « vieux » dépendant a sa place, il  est un « vieux » placé dans un lit.

D’autre part, on y place son argent puisqu’un nombre croissant de ces établissements sont désormais gérés par des groupes financiers qui ont pour objectif de faire travailler l’argent placé et de distribuer des dividendes à leurs actionnaires… Décidément vous avez dit sécurité du placement?

Pour ce faire, l’état organise la solvabilité des résidents : soit ils peuvent payer, et l’entreprise capte leurs revenus (plutôt qu’une auto organisation des gens pour gérer leurs ressources…); soit ils ne peuvent pas payer et l’état se substitue comme prêteur aux personnes elles-mêmes et à leurs familles. Dans ce cas, l’essentiel des revenus de la personne (90%) sont neutralisés. C’est très fort : plus les gens sont pauvres, et plus on leur capte leurs revenus ! Pareil pour leurs descendants et collatéraux.

L’EHPAD est bien devenu le nom de l’outil privilégié du « marché de la dépendance », scandaleux business où quelques « leaders » font du profit sur le malheur des « vieux » et de leurs familles… En attendant de déployer leur juteuse activité vers le domicile, en investissant dans les filières de Services de Soins Infirmiers à Domicile (SSIAD), les Service d’Aide et de Soins à la Personne A Domicile (SASPAD) … Marché de la dépendance, fleuron d’une Silver économie qui compte bien se développer au « profit » des vieux dépendants… Placeurs placés, on n’arrête pas le progrès!

Placement, sécurité, rentabilité, normes architecturales, sanitaires, administratives, gestionnaires, vie collective…Bien sûr on y mettra en œuvre les « recommandations de bonnes pratiques »! Bien sûr on y développera une nécessaire « bien-traitance » qui vaut mieux évidemment qu’une maltraitance débridée! Bien sûr une évaluation interne puis externe viendra régulièrement dire si l’on travaille conformément au « projet d’établissement » dans le respect des « projets individualisés » qui ont certainement été écrits pour chacun des « résidents », tenant compte de leurs « projets de vie »!

Chacun s’accorde à dire que malgré les engagements des politiques, la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement de sa population votée récemment a fait l’impasse sur les carences et dysfonctionnements des EHPAD comme si les décideurs étaient dans l’impossibilité de réformer le système actuel…Cette impossibilité révèle-t-elle un pouvoir sous influence, dans un secteur où le lobbying est quotidien ?

Des réflexions qui donnent lieu à une interrogation sur les organisations.

Pourquoi de grosses structures  (impératif de gestion, d’économie d’échelle)? Pourquoi loin de tout (coût du foncier, mais aussi idéal de la tranquillité à la campagne) ? Pourquoi des entreprises et très peu d’économie solidaire (associations, mutuelles locales, coopératives) ?

Pourquoi des conditions de vie trop centrée sur le physique, le corps, la médecine et finalement très peu sur la vie, la culture, le partage, la socialité?

Pourquoi un caractère inéluctable et définitif de « dernière demeure » et non pas une possibilité d’aller et retour ? Cette dimension changerait profondément les échanges, les interactions avec l’environnement extérieur.

Et quand il s’agit de dernière demeure, pourquoi ne pas concevoir une politique et des méthodes d’accompagnement palliatif dignes de ce nom, où la douleur serait réellement prise en compte, sans attendre la fin de la vie, mais jusqu’à son terme aussi, avec l’aide d’équipes externes formées et tierces, permettant une prise en compte globale des effets de la mort qui rôde sur les personnes âgées, leurs entourage et leurs soignants également, plutôt que de tout taire ?

Pourquoi une idéologie hôtelière et hospitalière plutôt que communautaire?

Toutes questions que nous souhaitons élargir et analyser en envisageant les alternatives déjà existantes afin d’identifier des  leviers de changement.

Que  faire ?

Promouvoir la transformation des établissements existants et accompagner et aider les établissements qui le souhaiteraient.

Il existe ainsi, dans certains EHPAD des pratiques innovantes, respectueuses et ajustées, souvent alors aux limites du cadre administratif-sanitaire-sécuritaire, expériences qui nécessitent une motivation et une détermination sans faille, puisque les résistances sont fortes. Nous voudrions les soutenir et encore plus contribuer à repérer les conditions qui les permettent.

Promouvoir une approche partagée de la fin de la vie afin que la question de la mort dont on ne parler pas, ne s’exprime pas, par déplacement, dans tout ce qui constitue le fonctionnement de la structure.

Sur le terrain, observer et soutenir les initiatives et les inventions qui ne manquent pas, mais restent trop isolées, difficilement reproductibles face au puissant lobbying des gestionnaires.  En analyser leurs atouts et leurs faiblesses, sur les plans éthiques, politiques, économiques et méthodologiques. De nombreuses initiatives existent partout, inventives, basées sur l’humain et moins l’industrie, mais trop souvent isolées.

S’inscrire résolument en dehors d’une fausse alternative public/privé pour une démarche d’économie solidaire.

Etre un mouvement de propositions innovantes.

C’est pourquoi, en vue de 2017, année d’élections et de grands débats, nous appelons au changement du paradigme actuel, qui considère l’EHPAD comme seule alternative au maintien au domicile, quand la vie vieillissante nécessite des aménagements.

 

Pour l’association, « EH, PAs De côté! EHPAD’côté », Michel Billé, Michel Bass, Odile David, Olivier Drunat, José Polard