La forfaiture du GIR

la_honteGIR, giré, girage, girouette… GIR, giré, moi, si je peux, j’irai pas…

Facile, me dira-t-on, de jouer sur les mots au point de s’amuser avec leur consonance et de rire ainsi de ce qu’ils évoquent…

Facile, c’est vrai mais il faut bien dire que ce GIR nous joue de drôles de tours… De quoi s’agit-il? D’une histoire complexe qu’il faut prendre le temps de démêler.

Quant à la fin des années quatre-vingt on a voulu démédicaliser l’approche de la vieillesse et inventer un traitement social (ou du moins médico-social) de celle-ci, on aurait pu, on aurait dû choisir les classifications relatives aux handicaps… Volontairement, pour limiter les dépenses[1], on a choisi la voie de la « dépendance » en évaluant à l’aide d’une grille la « perte de l’autonomie ». Ça ne s’invente pas, il en résulte une dramatique confusion durable entre perte d’indépendance et perte d’autonomie…

Il ne s’agit pas de faire un procès à ceux qui ont construit cette grille dite AGGIR: Autonomie Gérontologique Groupes Iso Ressources. Il s’agit de mettre en question l’usage coupable qu’à dessein, nous en faisons, massivement, d’autant que presque toute l’action sociale et médico-sociale (dans le champ de la gérontologie et des handicaps notamment)  est construite sur le manque, sur ce qui est perdu ou défaillant, au lieu d’être construite sur les capacités restantes ou préservées de la personne.

La situation de Monsieur F., rapidement évoquée ci-après, illustre tristement ce que j’appelle « la forfaiture du GIR ».

Il a 65 ans, une vie de personne handicapée derrière lui… Une encéphalite, quelques mois après sa naissance, a laissé des séquelles irréversibles. D’abord désigné comme arriéré, puis attardé, puis débile, puis déficient, puis handicapé puis, parce que la société veut se faire inclusive, personne en situation de handicap… Soit!

Toute sa vie il a vécu dans des structures parallèles, dites spécialisées: l’école ordinaire n’était pas pour lui, il a fallu qu’il la quitte après qu’on l’eut contraint à s’y adapter, punitions à l’appui…

Il a donc intégré un IME (Institut Médico-éducatif), puis un IMPro (Institut Médico-Professionnel), puis un CAT (Centre d’Aide par le Travail) parce qu’il fallait qu’il travaille mais que le monde du travail ne voulait pas de lui… Il a dû vivre en foyer, partager la vie collective d’un groupe de personnes handicapées qu’il n’a jamais choisies bien évidemment. Le soutien familial a permis qu’il se rapproche des uns ou des autres momentanément au moins. Puis la disparition des parents et son avancée en âge ont eu pour conséquence qu’il intègre, plutôt de bon gré, une structure d’accueil, une sorte de foyer de vie où il a partagé la vie quotidienne avec des personnes handicapées qu’une nouvelle fois il n’a pas choisies et qui ne l’ont pas choisi non plus d’ailleurs…

Quoi qu’il en soit, on peut se dire que cette situation n’est pas dramatique et qu’elle est une illustration assez fidèle de ce que vivent quantité de ceux qui, comme lui, vivent ou ont vécu un handicap important. Soit!

Mais voilà: le foyer en question a un financement limité et, par conséquent, des moyens humains limités également… Alors les responsables font savoir qu’il ne « pourra pas y rester si son état se dégrade avec l’avancée en âge »… C’est un foyer, pas un EHPAD! Il faut donc regarder ailleurs, à toutes fins utiles. La famille prend alors contact avec un EHPAD, justement, situé dans la ville où vit ce Monsieur. Avec délicatesse un lien commence à se tisser pour qu’un jour…

Jusque-là tout va bien…

Un jour? Mais quand?

S’agissant d’une personne handicapée on comprend bien qu’il faille anticiper… On comprend bien que ses facultés d’adaptation soient sans doute moins développées que pour d’autres… En tout cas c’est ce que l’on a fait croire à sa famille toute sa vie au point même, à l’époque, de le dire « inadapté ». Il a 65 ans, sa déficience motrice a tendance à augmenter, d’autant plus vite qu’il est peu sollicité sur ce registre. La vie avec les autres personnes handicapées ne le stimule pas beaucoup non plus sur le plan relationnel, les échanges verbaux sont limités, on le comprend facilement.

L’idée d’anticiper, pour toutes ces raisons au moins et d’autres encore, paraît donc pertinente.

Mais voilà: le directeur de l’EHPAD a changé et le nouveau directeur a reçu des consignes… Faire augmenter le niveau du GIR Moyen pondéré (GMP) pour faire augmenter le niveau de financement de l’établissement… On comprend bien la logique administrative et gestionnaire à l’œuvre dans cet établissement comme dans tant d’autres… On n’admettra donc désormais, à l’entrée dans l’établissement, que des « GIR 1 et 2 », c’est à dire des personnes âgées parfaitement « dépendantes » pour parler comme il convient de parler.

La voilà, elle est là, la forfaiture du GIR et, bien au-delà, la forfaiture de l’action sociale et médico-sociale:

Toute sa vie il a été exclu du fonctionnement ordinaire de la société, l’école, le monde de la formation et le monde du travail l’ont tenu à distance parce qu’il n’était pas capable de, au nom de sa déficience…

Au moment où il pourrait rejoindre, devrait rejoindre, aurait besoin de rejoindre le monde « ordinaire » en entrant en EHPAD, voilà qu’il n’est pas assez dépendant… Lui qui n’a justement jamais pu être indépendant!

La forfaiture réside dans la dramatique confusion entre la soi-disant perte d’autonomie et la perte d’indépendance…

Toute sa vie il n’a pas été assez « autonome » pour intégrer le circuit ordinaire de vie: école, travail, habitat, etc. Maintenant il est trop « autonome » pour intégrer l’EHPAD, il faudrait qu’il perde encore de son autonomie…

Cette société qui se prétend inclusive continue donc délibérément (et pour de sordides raisons de pognon) à exclure ceux dont elle n’a jamais voulu!

C’est à pleurer de tristesse, de colère et de honte!

 

Michel Billé.

Voir Paulette Guinchard-Kunstler: et Marie-Thérèse Renaud « Mieux vivre sa vieillesse » Ed. de l’Atelier. 2006.