Longévité, vous avez dit « Longévité »

Michel Bass (1) souligne, à juste titre, le caractère central du mot « Longévité » dans le dispositif idéologique qu’il dénomme « Idéologie sanitaire ».

L’idéologie sanitaire

L’idéologie sanitaire est un dispositif absolument normatif où tout doit être anticipé, prévu, tracé, où il n’y a aucune place pour le doute, la perplexité, l’incertitude. Un autre maître mot est « la procédure » et à chaque situation correspond une procédure. Par exemple, agitation=neuroleptiques. Finalement, cette « idéologie sanitaire » c’est une idéologie qui s’oppose au soin. Dans le sens où le soin est une singularité sans cesse remise en cause au fil du temps, où à chaque instant la relation médecin malade nécessite des ajustements, des négociations et des renégociations, des revirements sur le fil ténu de la situation dans sa réalité concrète.

De ce fait, on se situe là dans le réel complexe des situations à mille lieux de l’idéologie. C’est ce qui me fait dire que « l’idéologie sanitaire » a comme préambule implicite : « C’est le malade qui pose problème ». C’est lui, en effet, qui vient se mettre en travers de la voie toute tracée des procédures et de la norme. La lexicologie de « l’idéologie sanitaire » est totalement homogène à cela : « traçabilité », « procédures », « échelles », « chartes », « bientraitance », « événements indésirables » j’en passe et des meilleures.

La notion de « longévité », outre qu’elle s’inscrit dans une norme, se caractérise par le primat exclusif du quantitatif. Ce qui importerait donc ne serait pas la qualité ou la richesse (affective, relationnelle, créative) de la vie, mais sa longueur. A l’évidence, l’obsession de la longévité renvoie à l’obsession inverse des sociétés développées (qui n’ont de développé que la richesse strictement matérielle) qui est celle de la peur de la mort. Mais ce serait simpliste de n’y voir que cet aspect.

D’autres éléments viennent se nouer dans cette importance revendiquée de la longévité. Le quantitatif en constitue un élément central dans la perspective du libéralisme économique où deux éléments majeurs sous-jacents viennent s’entremêler : la croissance économique comme évidence économique dont le bien fondé reste entièrement à démontrer. Et la « longévité » qu’on considère comme devant éternellement s’accroître serait un marqueur de cette croissance hypothétique perpétuelle. D’autre part, la « longévité » comme indice ou outil métrologique (à l’image des indices boursiers, le CAC 40, le Dow Jones ou le Nasdaq) des progrès de la médecine dont la réalité très problématique reste, elle aussi, totalement à démontrer. D’autant plus qu’il s’agit là d’une croyance fausse : la part de la médecine dans l’allongement de la vie ou dans l’amélioration de la santé des populations est sinon dérisoire, au moins limitée. Les progrès majeurs sont extra médicaux : l’eau courante, l’hygiène, la conservation des aliments… Puisque cette « longévité », comme marqueur quantitatif obsessionnel de « l’idéologie sanitaire », est le seul indice qui compte, il faut y parvenir coûte que coûte (encore et toujours des termes comptables).

Son corrélat immédiat c’est la promotion du discours hygiéniste dont la validité (là encore à démontrer) aurait le caractère incontestable de la fausse évidence : ne pas fumer pour ne pas être atteint du cancer bronchique, ne pas boire pour ne pas développer de cirrhose, ou en tous cas pas plus de 2 verres quotidiens pour les femmes, 3 pour les hommes. Au delà, on arrête. Les recommandations sur la fréquence des rapports sexuels seraient du même ordre. Et l’amour, de ce fait, à envoyer aux oubliettes. De même que le plaisir de fumer ou celui de boire un bon vin.

Tout ceci atteste de la tyrannie contemporaine de la statistique, des études de cohortes… qui devraient, selon « l’idéologie sanitaire », régenter la vie de tout un chacun. Plusieurs éléments et non des moindres rendent compte de cette entreprise tyrannique et totalisante qui ne souffrirait aucune discussion, aucune contestation : l’EBM (Evidence Based Medicine ou « médecine fondée sur des preuves » mais si n’était valide que ce qui est fondé sur des preuves, on serait totalement paralysé. Et les preuves « fournies » par l’EBM sont toujours dépendantes de la problématique arbitraire initiale : la réponse apportée est sous condition de la formulation de la question de départ). Le DSM qui prétend classifier les « maladies mentales » de façon « objective » en écartant le malade et l’histoire singulière de sa maladie est, lui aussi, tout à fait homogène à ce dispositif idéologique d’ensemble.

Mais…

Et le « mais » est d’importance, cette tyrannie statistique et quantitative sous laquelle on pense nous assommer présente quelques défauts majeurs : elle est incapable de fournir des explications rationnelles (de type physiopathologique par exemple), d’ailleurs elle estime ne pas avoir à en fournir puisque les données statistiques sont là, donc ne souffrant aucune contestation. D’autre part, ne s’attachant qu’au quantitatif c’est une antidialectique incapable de rendre compte des transformations et des redispositions permanentes.

Incapable donc de rendre compte de la vie et de sa complexité.

 

Alain Jean

(1) « L’idéologie sanitaire envahit tout. « Conférence de Michel Bass, médecin et sociologue, le 2/6/2017 , pour le Cercle de la psychanalyse du sujet âgé, d’Espace analytique à  Paris 75007.