L’âge, la limite et son dépassement

Plus que tout autre âge, le « grand âge » est cette étape de vie qui oblige et confronte, non sans difficultés, aux pertes humaines, aux limitations sociales, fonctionnelles, physiques, mnésiques.

De l’Antiquité jusqu’à maintenant, tous les traités du bien vieillir se sont originés de ce fait réel, et pendant longtemps, il s’agissait de déployer un art de vivre et de vieillir, comme une facette de la sagesse. Actuellement, c’est sous la forme d’injonctions sociales du « Bien vieillir »que cela nous vient, un aspect aliénant de la modernité, ce blog l’a déjà beaucoup décrypté.

Littéralement un tel conformisme social, c’est-à-dire s’identifier à l’image, à la « bonne forme » que la société projette sur nous, nous rend bornés…Hum. Alors que le seul enjeu, en avançant en âge, n’est-il pas d’accepter (ou pas) de vieillir, tout comme on accepte(ou pas) de vivre cette vie qui est la nôtre, avec ses caractéristiques et même ses imperfections.

Je sais que la mode actuelle est à la psychologie positive (Merci Apple et Jean Pierre Raffarin…), que notre système cognitif doit nous permettre de nous conditionner jusqu’à la gestion de nos émotions…Mais attention qu’à la condition humaine ne se substitue un conditionnement (in)humain !

La borne, la limite, chacun d’entre nous (jeunes comme vieux) veut s’en affranchir, il s’agit même d’une dimension caractéristique de notre condition humaine, la psychanalyse en a fait le cœur de sa thérapeutique.

Quand les circonstances de vieillissement se précarisent, la dépressivité[1], avec pour compagnes la sublimation et l’humour, traduit cette capacité psychique de « faire avec » ces restrictions, condition majeure de relance désirante. On appelle dépressivité[2], cette « capacité sensible d’ouverture et de fermeture, de contact mesuré avec la réalité externe et la réalité psychique, et qui permet d’endurer l’expérience déplaisante, douloureuse, voire inconciliable ».

Par-là, le grand âge nous enseigne, même s’il transmet beaucoup moins, Internet oblige. En acceptant de dépasser nos propres limites mentales, il nous enseigne, telle une figure incarnant l’idéal du moi, une manière de faire face aux destins contraires, une acceptation d’une aide d’autrui soulageante et aussi à oser un autre récit du monde, décalé des urgences médiatiques et conformistes.

Faites-vous comme moi ce constat ? Travailler auprès de vieux, c’est inévitablement rencontrer de nombreuses limites, devoir et aimer suffisamment s’y confronter, et constater qu’il  y a, en eux, plus souvent qu’on ne le croit, les possibilités d’un dépassement.

En trouvant/créant. Ensemble.

 

José Polard

[1] Des bienfaits de la dépression, Eloge de la psychothérapie, Pierre Fédida, 2001, Odile Jacob

[2]  La dépressivité, condition du bien vieillir, Benoit Verdon, Revue francophone de gériatrie et de gérontologie, sept 2015

Le Bien devient pesant

Je viens de lire la contribution de Michel Billé sur le « Bien vivre ensemble », qu’il intitule : « L’injonction de vivre ensemble ». J’en approuve la teneur et elle me donne à en penser d’éventuels prolongements. C’est là un des intérêts de ce blog : provoquer des ricochets de pensée.

Tout d’abord et c’est un pur trait d’humeur : cette obstination consensuelle et, pour le coup, « bien-pensante » d’assaisonner le Bien à toutes les sauces devient proprement insupportable : « bien vieillir », « bien vivre ensemble », « bien traiter » ou « bien traitance » et pour finir « bien mourir ». Tous ces mots ou expressions façonnés à l’aune du « Bien » en acquièrent un statut proprement incontestable. Qu’est ce qui peut en effet surpasser le Bien ? On se trouve en présence d’une langue de bois tyrannique, moralisatrice, hypocrite et surtout satisfaite de soi. (A côté de cela les tenants de la langue de bois soviétique font figure de gentils amateurs). Et cette nouvelle langue de bois dit la NORME. Il y a une cohérence à tout cela : Certification, évaluation….

Ceci étant posé, deux idées me viennent à l’esprit.
La première concerne ce que le grand philosophe Spinoza disait du Bien.La lecture qu’en donne Gilles Deleuze dans son petit opuscule (Spinoza, philosophie pratique), que, personnellement, je trouve lumineux, est la suivante : « À la domination des valeurs, principalement du bien et du mal, il (Spinoza) substitue la différence du bon et du mauvais, qui concerne des rapports de compatibilité entre les corps et n’implique aucun jugement de type moral. » Ailleurs, il ajoute : « “ Dans toute sa manière de vivre comme de penser, Spinoza dresse une image de la vie positive, affirmative, contre les simulacres dont les hommes se contentent”.

Justement, et c’est le deuxième point, on se trouve ici en plein simulacre, qui n’est qu’habillage et faux semblant. Je suis frappé, et ce n’est certainement pas une coïncidence, que ce déferlement nauséeux du Bien s’origine, pour une part au moins, dans le discours que tint George W. Bush au lendemain des attentats du 11 Septembre : « Nous sommes si bons », dit-il sans sourciller. Cette idéologie, aujourd’hui, contamine tout le discours consensuel et officiel. Ce discours et cette idéologie sont ceux des intégristes. Et ici, en l’occurrence, le « Nous » de George Bush signifie, comme allant de soi la supériorité de l’homme blanc sur tous les autres.

2 conclusions provisoires :

-« Bien vieillir ensemble », certes, mais sous la coupe et la loi du « Nous »

-Les vieillards ne sont pas des hommes blancs.

Alain JEAN

Un simple jeu de cartes

Elle chute de plus en plus souvent, même avec son déambulateur. Ça l’inquiète à peine, mais pas son entourage : sa fille qui n’est pas à côté, les professionnels du maintien à domicile qui ont toujours un temps de retard. Quant à son mari, de plus en plus anxieux, il se sent dépassé, épuisé. Le langage gérontologique a proposé ce terme de « fardeau de l’aidant ».

Ils ont tous les deux 80 ans passés, habitent en grande banlieue parisienne dans un pavillon.

Elle a déjà été hospitalisée, en garde de mauvais souvenirs. Mais cette fois-ci, la chute est spectaculaire, en présence de la fille. Frayeurs ! Il faut faire quelque chose, il est décidé avec le généraliste de trouver une place dans un établissement qui s’occupe de rééducation et permette au mari de souffler, de faire le point.

Il s’agira d’un SSR[1]dans le département voisin, entrée prévue 15 jours plus tard.

Ce billet n’est pas une chronique d’un séjour en centre de rééducation accueillant exclusivement des personnes âgées ; notons juste que dans cet établissement appartenant à une compagnie d’assurance réputée, le parc est magnifique, le salon du même acabit. Le site internet donne envie…

Les journées sont longues, le temps occupé par la rééducation finalement peu conséquent. Ce couple, comme nombre de personnes de cette génération aime les jeux de cartes, plus particulièrement jouer à la belote. Quand on joue, le temps passe vite et bien, la mémoire est vive et le plaisir de gagner, n’en parlons pas !

Ils trouvent d’autres beloteurs, mais pas de jeu de cartes, questionnent le  personnel, non il n’y en a pas.[2]

Alors commence le bal des demandes, aux soignants, à la psychologue qui promet d’en parler, à l’infirmière, au cadre enfin. Non pas de jeu de cartes de 32 ou 54 cartes. Mais par contre, un jeu d’échec, oui, un scrabble, oui. Ici, c’est comme ça. Les écrans de télé sont grands dans les chambres, mais si on n’aime pas la télé ? Ici, c’est comme ça.

La fille emmènera un jeu, mais les autres beloteurs sont partis.

Ce vieux couple s’est emballé sur cette question, sur ces journées si longues, les rendez-vous de kiné en retard… Les relations se durcissent avec une autre infirmière.

Un matin, la directrice avec la fille au téléphone reconnait la tension inadéquate, elle va en parler aux soignants. Trois heures après, ils apprennent de l’assistante sociale, puisque « ça va mieux », que le médecin coordinateur a  programmé leur sortie  anticipée,  dans deux jours. En ambulance.

Elle se déplace pourtant difficilement en déambulateur, plutôt en fauteuil roulant : Incompréhension, colère, rage. Que faire d’autre que subir? Le médecin dont la parole est d’or (« elle va mieux ») ne sera pas joignable.

Il est difficile de conclure cette brève chronique amère autrement que par un peu d’impertinence.

Le salon est une vitrine, en effet magnifique, et l’ambiance feutrée. Y imagine-t-on une partie de cartes à la Pagnol, avec ses éclats, ses coups de rigolade ? Il apparait plutôt comme un espace contrôlé, et l’idée que ce contrôle soit le fruit d’une volonté individuelle abusive d’un « chef » ou bien d’un projet délibéré institutionnel[3] m’est venue immédiatement en écoutant cette histoire ; une idée nourrie, hélas, des petits arbitraires de la vie quotidienne observés dans de tels établissements.

Et le prix d’un jeu de cartes ? 1, 25 €.

José Polard

 

[1] Soins de Suite et de Rééducation.

[2] Les professionnels travaillant dans des établissements pour personnes âgées seront très surpris de cette absence de jeu de cartes ! C’est quasiment un élément du décor.

[3] La logique financière n’est jamais bien  loin.

Vivre sans vieillir ou vieillir sans vivre ?

De façon quasi quotidienne, nous voyons articles et publications nous proposer, pour demain, une vie qui, appuyée sur des découvertes scientifiques, sur des pratiques médicales et des révolutions technologiques nous permettrait de repousser la mort encore et encore. Le magazine « Sciences et avenir[1] », par exemple, vient de nous proposer très simplement de « Vivre sans vieillir » de « Défier la mort » et précise : « Les barons de la high-tech financent à coups de millions de dollars une recherche privée pour allonger la durée de vie et décupler les capacités de l’homme. La bataille de la longévité est bien lancée ».

Faut-il pour autant se réjouir de voir les « géants de la technologie en quête d’immortalité ? » On comprend bien que la technologie de pointe puisse être requise pour améliorer des performances physiques, pour résoudre des difficultés liées à la survenue d’un handicap, etc. Mais c’est de tout autre chose qu’il s’agit… Il s’agit d’une vision de l’homme modifié, transhumain pour lequel la vieillesse est devenue une maladie à combattre puisque, comme le SIDA[2], si elle ne tue pas directement elle fait le lit des affections qui, elles,  vont tuer.

On le sent, il y a, derrière ces portes entrouvertes sur le futur, outre la recherche d’un profit financier sans limites, un refus fondamental de la mortalité de l’homme. Ce qui nous faisait homme c’était notre mort certaine, imminente, toujours possible, redoutée, espérée… Ce qui nous ferait homme, ce serait notre capacité à dépasser toutes ces contingences et à vivre, vivre, encore et encore, transformé, « prothèsé », « orthèsé », prolongé…

A vivre sans vieillir ne risque-t-on pas tout simplement de durer c’est à dire de vieillir sans vivre ? Et puis où a-t-on vu que c’était mal de vieillir ?

Michel Billé.

[1] « Sciences et avenir » n° 823 septembre 2015.

[2] http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2015/06/23/vieillir-est-il-une-maladie/

Alois, oublie moi!

Il ne se passe pas une semaine sans que surgisse sur ma messagerie une offre alléchante m’enjoignant d’investir dans un projet immobilier d’EHPAD[1] pour un rapport annuel « à deux chiffres » me promet-on parfois ! Tout au moins de 6% m’assure-t-on. Au-delà de l’effet d’attraction – surévalué à dessein − voulu par les marchands d’argent, que peuvent bien signifier ces offres mirobolantes ? Car, nous le savons tous, les maisons de retraite sont trop chères ; leur coût mensuel est, en moyenne, bien supérieur au revenu moyen des retraités… Ce qui constitue en soi une quadrature du cercle qui ne semble pas affoler les décideurs. Alors, comment expliquer cette rente « magique » pour les investisseurs alors que les vieux peinent à payer leurs hébergements ? Quelle poche est alimentée par la poche percée des personnes âgées dépendantes qui n’en finissent pas d’y mettre leur misérable retraite, la vente de la voiture – devenue trop dangereuse –, la vente de la maison que l’on ne peut de toute façon plus habiter – devenue trop dangereuse elle aussi –, les derniers reliquats du dernier compte en banque ?

Chez nos voisins allemands – mais ailleurs également –, on évoque ces familles qui « exportent » leurs vieux – comme on délocalise une entreprise trop peu rentable – vers la Tchéquie, la Slovaquie ou même la Thaïlande, là où les structures d’hébergement sont moins chères… De ce fils à qui on demandait s’il n’était pas chagriné d’envoyer son père dans une maison tchèque où personne ne parlait sa langue, la réponse tomba, toute naturelle : « mais ça n’a pas d’importance puisqu’il est Alzheimer ! » Tout cela manque cruellement de cette humanité dont nous nous gargarisons à chaque coin de rue fréquentée par Charlie.

A côté de « l’export », il y a peut-être encore une autre manière de chercher à diminuer les coûts et multiplier les dividendes : la robotisation. Sous couvert d’être In, d’être à la pointe, et dans la même veine que ces maisons « intelligentes » (sic !) qui nous filmeront et nous écouteront jusque dans les toilettes – un véritable Water-gate ! –, mais pour notre bien, pour prévenir en cas de chute, il y a maintenant Aloïs. Aloïs[2] est un robot digne de La guerre des étoiles, « au service » du personnel et des résidents nous dit-on. Non pas qu’il faille penser que les personnes âgées soient incapables de s’acclimater aux nouvelles technologies, nombre de seniors, seuls ou en associations, n’ont pas attendu pour s’organiser et appréhender les possibilités des ordinateurs, tablettes, iPad et autres véhicule internet. Non, il ne s’agit pas ici de refuser le monde de demain déjà là aujourd’hui, celui des flux d’informations, celui aussi de la robotique et autre domotique. Il s’agit plutôt de s’interroger sur la fonction profonde, avouée ou non, de notre robot Aloïs. Si Aloïs est là comme un outil de plus, quoiqu’un peu différent, permettant aux quelques personnes en capacité de taper sur son écran tactile de connaître la météo du lendemain ou de suivre l’information du  jour, pourquoi pas ! Mais méfions-nous qu’Aloïs ne soit pas là pour remplacer tout à la fois l’aide-soignant(e) et l’infirmier(e) trop onéreux… Méfions-nous qu’Aloïs ne soit pas là pour faire de l’humain à la place de… Car « Aloïs apparaît comme un réel compagnon pour les résidents, tant pour rompre la solitude ou l’ennui que pour assurer une surveillance »[3] nous dit une soignante… Aloïs, pour mimer ces personnes qui coûtent trop cher, et qui font que le résident peine à payer et que l’investisseur peine à gagner.

Désormais, je peux bientôt espérer recevoir sur ma messagerie une offre d’investissement en EHPAD encore bien plus avantageuse que celles qui m’inondent déjà depuis quelques années.

S’il en était ainsi, adorateurs d’Aloïs Alzheimer, oubliez-moi ! Et de grâce, coupez cette caméra, coupez ces micros et, « laissez-moi tomber ! » Que vienne plutôt à mon chevet un homme ou bien une femme, pour que nous soyons, ensemble, en humanité. Et, qu’on m’aide – si je ne peux le faire seul − à me connecter sur skype afin que je puisse parler et voir mon fils ou ma petite-fille, qui habite à Sydney, à Manille ou ailleurs… Les outils ne sont ni bons, ni mauvais, mais entre les mains des hommes.

Alors, ouvrons l’œil !

 

Christian Gallopin, juillet 2015

[1] Etablissement d’Hébergement pour Personne Agée Dépendante

[2] Projet mené en partenariat avec le Living Lab  ActivAgeing (LL2A) de L’Université de Technologie de Troyes (Aube)

[3] Cosmopital, L’info du Centre hospitalier de Troyes, N°12, 3eme trimestre 2015, p. 7.